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[casi] Americans, if you only knew ...



1) Américains, si vous saviez - #1

2) Américains, si vous saviez - #2


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1)

http://www.lefigaro.fr/debats/20030905.FIG0132.html

INTERNATIONAl Alors que les Etats-Unis piétinent en Irak, le philosophe
solde les comptes de l'après-11 septembre
Américains, si vous saviez
Par Régis Debray

[05 septembre 2003]



Ingrats, lâches, intéressés, naïfs, mesquins les Frenchies? Tant que vous
voulez, mais perspicaces. Côté Bagdad, si on va aux résultats, comme disent
les militaires, il appert que Paris avait meilleure vue que Washington. Dans
le New York Times (23 février 2003), je m'étais permis de signaler, rien
qu'en lisant les journaux à la lumière des manuels d'histoire, que la guerre
américaine allait «provoquer le chaos au lieu de l'ordre, et la haine au
lieu de la reconnaissance», tout en donnant «aux partisans de Ben Laden une
formidable deuxième chance».

C'était avant la «victoire», et ces sombres pronostics furent alors jugés
«idéologiques» par maints lecteurs désolés. Cruauté des effets pervers, y
compris religieux: au nom du Dieu de la Bible, donner plein pouvoir au
Coran, et précipiter l'éradication des chrétiens sur place. Je ne mets
aucune joie mauvaise à constater que mes censeurs new-yorkais étaient dans
les nuages, et que la vieille Europe avait les pieds sur terre. On doit
saluer la retenue de M. Chirac et M. de Villepin qui, effaçant jusqu'au
souvenir des insultes subies, n'ont que des mots de compassion et de
solidarité pour leurs alliés dans la peine, alors qu'il ne leur arrive rien
d'autre que ce qu'ils leur avaient loyalement annoncé.

Un archéo-gaullien mal informé, comme le signataire, n'est pas tenu aux
euphémismes de la pudeur transatlantique. «Quand on dit ce qui est,
remarquait de Gaulle un jour, on fait scandale. Si on dit que l'Angleterre
est une île, personne n'en revient. Si on dit que l'Otan a un commandant
américain, tout le monde est choqué.» Dire crûment la réalité crue est un
exercice réservé aux irresponsables, toujours ingrat mais jamais inutile.


Les Etats-Unis semblent s'être mis en Irak dans une «lose-lose situation».
La question va être pour eux de choisir entre une débâcle historique, s'ils
s'accrochent, et un revers temporaire, s'ils décrochent. «Nous ne pouvons
demain quitter l'Irak avant qu'il ne soit stabilisé», dit un ancien officier
de la CIA. Or maintenir l'Irak sous une occupation étrangère prolongée,
c'est le déstabiliser toujours plus. Il y aura, sans doute, après le départ
de l'envahisseur (escorté, espérons-le, de ses auxiliaires indigènes), une
guerre civile, accélérant le démembrement national, débouchant sur un régime
intégriste, hélas obscurantiste, qui fera regretter, à certains, l'ère
Saddam.

Mais en ce cas, si les Anglo-Saxons n'auront pas refait l'Irak de leurs
rêves, celui d'avant la nationalisation du pétrole de 1968, du moins
auront-ils rempli une partie de leur programme : soulager Israël, pour dix
ans au moins, de sa principale menace extérieure. Retirer les troupes
d'Arabie saoudite. Affaiblir, en le morcelant, un Etat fort et qui, avec ou
sans dictature, possède les ressources humaines et économiques de
l'influence. Et s'assurer un accès privilégié à l'or noir, le clergé chiite
payant ainsi sa dette de reconnaissance. Ce n'est pas rien. Et ils
reviendront dans le pays vingt ans plus tard, comme au Vietnam, avec Bill
Gates, des McDo et du blé - les vrais moyens de circonvenir.


On peut prévoir, en revanche, s'ils s'obstinent, une escalade à caractère
terroriste et multiforme, grignotant leurs forces et aggravant les fissures
ethniques et confessionnelles. Bien sûr, la capture ou l'élimination de
Saddam donnera à CNN et à Fox News quelques jours de joie, bientôt oubliés.
On amènera des renforts, fidjiens et norvégiens inclus. On parlera de
dernier quart d'heure et d'ultimes soubresauts. On inspirera un coup d'Etat
ou des émeutes à Téhéran (terrain plus favorable à l'Occident que l'Irak),
mais avec de fâcheux contrecoups du côté de Nadjaf, transformé en base de
repli d'ayatollahs vengeurs. On s'accrochera à «l'Irak utile». On
s'enterrera dans des bastions dits inexpugnables. Mais alors le mouvement
bring the boys home fera tache d'huile aux Etats-Unis mêmes (les morts se
comptant en centaines). Et une nouvelle Administration démocrate prendra la
sage décision d'arrêter l'hémorragie alors que les intérêts vitaux des
Etats-Unis ne sont pas en cause. Que de vies gâchées entre-temps. En somme
de la casse dans les deux cas, mais la politique n'est-elle pas l'art du
moindre inconvénient ?

Les clichés «néo-cons» opposent les courageux sans illusions d'une
Amérique-Mars aux belles âmes démissionnaires d'une Europe-Vénus. Aux
premiers, le dur principe de réalité ; aux seconds, le prêchi-prêcha à bon
compte. Cette distribution des rôles relève de l'autosuggestion impériale :
ce n'est pas un diagnostic, c'est un symptôme de plus. La direction
américaine rêve le monde, au point que cette Alice au pays des horreurs, qui
peine à sortir du miroir, prend ses délires intellectuels pour des outils
opérationnels. Trois maîtres mots notamment la piègent, fausses évidences en
forme de chausse-trape.

Le terrorisme, d'abord. Un grand pays a toujours besoin d'un grand ennemi.
Problème : il y a des modalités d'actions terroristes, mais le terrorisme
n'existe pas. Un adverbe pris pour un substantif, c'est une guerre de Cent
Ans, interminable car sans armistice ni capitulation possible, où l'Empire,
enfilant des gants de boxe contre une volée de mouches, va user ses forces
dans un combat toujours recommencé contre everybody et nobody.


L'Amérique post-11 septembre sait pourquoi elle est en guerre ; elle
s'inquiète de son comment (avec ou sans l'ONU), mais pour le à qui ? semble
s'en remettre au modèle Maffia. Le supersyndicat mondial du crime n'existe
qu'au cinéma. «La mise en oeuvre d'une violence extrême au détriment de
populations désarmées hors de tout contexte de guerre déclarée» (définition
légale), c'est une tactique de circonstance, un mode d'opération, qui
recouvre tout et son contraire. L'annonce de l'oppression, en démocratie, et
la volonté de libération, quand les urnes se ferment. Le tueur corse et le
résistant français, algérien, israélien (attentat du King David, 80 morts,
et contre le médiateur des Nations unies, le comte Bernadotte, en 1948). Les
Américains n'ayant jamais été occupés, on peut concevoir que le mot
Résistance leur évoque d'abord celle des matériaux. Qu'un général américain
s'indigne de ce que ses hommes soient pris en traîtres dans les rues de
Bagdad par des ombres sans uniforme ni signe distinctif, laxisme contraire
au droit de la guerre, prouve que M. Rumsfeld n'avait pas tort, en un sens :
la «vieille Europe», avec d'autres souvenirs, chausse d'autres lunettes.

«Ce qui est simple est faux, notait Valéry, mais ce qui ne l'est pas est
inutilisable.» L'auteur de ces lignes s'est vu confisquer son passeport à
Boston par la police des frontières, et bientôt renvoyé en France, parce
qu'il figurait sur une liste de suspects (avant le 11 septembre). Comme
l'idéologie fut l'idée de mon adversaire, le terrorisme sera donc la
violence de mon dissident. Les substantifs sont nos domestiques, disait
Alice, ils signifient selon les ordres que je leur donne.

Signe que «le terrorisme international» n'est pas un sujet, encore moins un
projet de société : connaît-on un Etat, un idéal, un parti, un «manifeste
terroriste», comme il y eut un manifeste communiste et une doctrine fasciste
? Même si un vaste complot rassure plus les esprits qu'un vaste désordre,
l'exorcisme magico-religieux d'actes insupportables par un fourre-tout
opaque condamne à une croisade en forme de course au furet. La vitalité des
empires exige des guerres périodiques, mais confondre sorcellerie et
stratégie ne mène à rien de bon.


Démocratie, deuxième mot-valise. Ultrasouverainiste, l'hypernation
américaine se réserve un droit exclusif au patriotisme, mais n'entend
exporter que la «démocratie» là et quand cela lui convient. Violer la
démocratie internationale (ou ce qui pourrait s'en rapprocher) n'est pas la
meilleure façon de l'accréditer aux antipodes de chez soi. Qu'est-ce qu'une
nation ? Ce qui fait qu'un peuple résiste à la force. Démocratie est
l'équivalent contemporain du vieux civilisation, celle qu'apportaient aux
arriérés les colonialismes européens du XIXe siècle, dont on a oublié le
caractère profondément humanitaire (pas plus qu'on ne voit le colonial dans
l'humanitaire du jour). Il s'agissait, déjà, de voler au secours des
opprimés contre les tyranneaux, l'esclavage et les fanatismes (en 1900).
Depuis Athènes et Rome, la démocratie au-dedans (fût-elle oligarchique), n'a
jamais empêché l'exaction ni la traite au-dehors. Ni le bagne pour les
récalcitrants (Poulo-Condore) ni le napalm pour les dissidents (Aurès). Le
Japon, Hiroshima aidant, et sous l'aile astucieuse de MacArthur, a fait
exception, mais une démocratie parlementaire montée sur missiles est en
général mal accueillie.

On ne peut concevoir la liberté d'un peuple sans son indépendance. Rendre,
là où elle n'a pas de racines historiques, la démocratie synonyme de
sujétion, c'est lui faire grand tort. Parce que c'est oublier la légitimité,
condition de toute crédibilité politique. Au reste, le «one man one vote»
n'est pas au Proche et Moyen-Orient de l'intérêt des Etats-Unis. S'ils
pouvaient demain, d'un coup de baguette magique, démocratiser l'Irak, ils
devraient faire leurs valises le surlendemain. Puisque, dans cette région,
comme disait un ancien ministre israélien des Affaires étrangères,
l'alternative n'est pas entre démocratie et dictature mais entre dictatures
laïques et démocraties islamistes.

C'est bien pourquoi les Etats-Unis ont épaulé Saddam contre Khomeyni. Le
personnage était déjà très peu convenable ? Le Chah d'Iran, Soharto, Assad,
Kabila, le roi Fahd l'étaient-ils plus ? Sans parler des Duvalier, Pinochet,
Videla, Trujillo, etc., mis en selle par l'Oncle Sam, qui n'a eu de cesse,
dans son backyard, de renverser les régimes issus des urnes.


L'anniversaire du 11 septembre new-yorkais doit-il raturer celui du 11
septembre à Santiago ? Il faut habiter soit le Café de Flore, soit Prague ou
Varsovie, ces lieux où l'on voit encore plus qu'ailleurs midi à sa montre,
pour assimiler, à l'échelle planétaire, le défi démocratique à la bannière
étoilée.

Troisième source d'hyp nose : les armes de destruction massive. Le 11
septembre, ce sont 20 hommes avec des canifs et des Boeing. Le Pentagone se
préparait au cyberterrorisme ; ce fut le cutter. Ce sera demain la balle de
fusil (personne ne court plus vite), l'obus de mortier ou le pain de TNT.
Les basses technologies frappent le fort. Les hautes frappent les faibles,
qui n'en ont pas. Entre rogue nuclear States, joue bon an mal an la
dissuasion (avec la Corée du Nord, l'Amérique négocie courtoisement). C'est
de l'archaïque et de l'artisanal dont le pays le mieux armé de monde - 5% de
la population, 50% du total des dépenses militaires - devrait se méfier.
Comment dès lors expliquer que la Grande Guerre contre la Terreur s'acharne
sur les laboratoires du docteur Mabuse ? On pense d'abord à l'illusion
technologique, normale chez un peuple d'ingénieurs. Les Etats-Unis pensent
armes et non hommes ; dispositifs visibles et non dispositions intérieures
(la croyance au paradis est indétectable à l'infrarouge) ; engins et non
mystique. L'alliage des deux est certes déflagrant, mais le détonateur,
c'est la croyance. Un candide illuminé sorti d'une medersa fondamentaliste
est plus dangereux pour l'ordre public qu'un Etat repérable sur une carte et
muni de ces armes illégales dont les Etats-Unis possèdent au demeurant la
gamme complète (nucléaire, chimique et bactériologique). Même s'ils refusent
tout contrôle international (les traités contraignant tout le monde sauf
eux). On ne peut non plus sous-estimer le décloisonnement géographique des
zones d'intervention légitime.


Puisque n'importe quel désert, n'importe quelle jungle peut abriter une
fabrique d'armes terrifiantes, le Leader doit avoir l'oeil à tout pour être
tranquille chez soi. Toute attaque aux antipodes devient un acte
d'autodéfense. On peut être de ce fait néoisolationniste et
omni-interventionniste puisque les lignes de défense de Los Angeles et
Chicago se situent dorénavant en Afrique noire, en mer Rouge, et pourquoi
pas, demain, au cap Horn. Global Challenge, global response. L'escalade à la
guerre totale et immédiate n'est pas la meilleure façon de ramener à la
raison les Etats qui financent le pire. Voir hier l'Iran et la Syrie.

La guerre préventive en Irak n'avait rien à prévenir, internationalement,
l'ONU remplissant sa mission technique. C'est même parce que les inspecteurs
faisaient trop bien leur travail, et non parce qu'ils ne le faisaient pas
assez bien, que l'Administration Bush a précipité le mouvement. Elle ne
pouvait se priver du seul motif émotionnel et populaire (45 minutes pour
frapper Big Ben) qui rendait acceptable ce rodéo high-tech. Aurait-on mis
pied au sol si le pire avait été à craindre ? Hussein est Hitler, et, si
Hitler avait eu, en 1945, la bombe A ou l'anthrax, qui doute qu'il s'en
serait servi ?

Nos moralistes critiquent à l'envi les mensonges, distorsions et
exagérations de nos maîtres planificateurs. La maestria dont quelques
spin-doctors ont fait preuve pour donner à moudre à la communauté
internationale un grain inexistant devrait plutôt susciter l'admiration
technique. Tout pays, tout homme, tout animal allant jusqu'au bout de son
pouvoir, comment reprocher à ceux qui en ont la capacité matérielle de
transformer leur urgence militaire propre dans l'urgence morale numéro un de
l'humanité tout entière ? Les médias font où le maître des agendas leur dit
de faire. A qui la faute ? Platon reconnaissait le droit de mentir à
seulement deux catégories socioprofessionnelles : les médecins et les hommes
d'Etat. Le coup de l'attaque pour se défendre est aussi vieux que les
guerres du Péloponnèse. Business as usual.


Sans doute fut-il assez piquant de voir nos journaux télévisés s'ouvrir un
soir sur une terrifiante découverte - cinq missiles irakiens dépassant de 20
kilomètres une portée autorisée à 150 -, qui avait bien de quoi indigner
ceux qui au même moment déployaient des centaines de missiles de 5 000
kilomètres de portée, en avance de trois générations technologiques sur les
précédents. Mais tel est le jeu. Les Etats-Unis sont le seul pays au monde
qui a utilisé divers genres d'armes non conventionnelles : le nucléaire en
1945, le chimique de 1961 à 1971, avec l'agent orange (qui tue encore),
épandu sur le Vietnam et certaines régions du Cambodge (Operation Ranch
Hand), l'ypérite dans le Golfe, en 1987, et l'uranium appauvri au Kosovo, en
1999. Les documents se trouvent à l'Institut de recherches sur le
désarmement des Nations unies.

Sans doute doivent-ils à cet entrain historique (dont furent victimes maints
anciens combattants américains) une sensibilité particulière au problème.
C'est un service qu'ils nous rendent car en général les traumatismes
inscrits dans la mémoire de l'humanité sont ceux des nations dominantes,
alors que les blessures collectives des dominés s'effacent avec eux. Nos
amis britanniques, pour l'accusation chimique, ont malgré tout raison de ne
pas trop insister : ils sont venus à bout des insurrections populaires de
1920 en Irak, grâce au gaz moutarde (10 000 morts).

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2)

http://www.lefigaro.fr/debats/20030905.FIG0248.html





           Débats & Opinions




            INTERNATIONAL Face au piétinement de la stratégie américaine en
Irak, le philosophe solde les comptes de l'après-11 septembre
            Américains, si vous saviez (2)
            Par Régis Debray

            PAR REGIS DEBRAY *
            [06 septembre 2003]



            En honneur à la vérité, reconnaissons que, nous, Européens,
avons partie liée avec un mot mirobolant: «le droit international». Pas
d'usage de la force sans autorisation du Conseil de sécurité: l'idée est
belle et bonne. Défendons-la. Le malheur, c'est que l'institution qui
incarne ce droit et les hommes qui incarnent cette institution ne sont pas à
sa hauteur. Trop de renoncements, de forfaitures, ont fait perdre à l'ONU
son aura, sa neutralité, en sorte qu'il est devenu aventureux de faire fond
sur un édifice en carton-pâte, malgré les âmes valeureuses et les excellents
experts qu'il abrite.
            L'organisation aurait pu garder une certaine prestance si M.
Kofi Annan avait démissionné de son mandat après une telle gifle. Si leur
secrétaire général attachait en effet le moindre sérieux à la charte des
Nations unies, il aurait dû prendre acte sobrement: 1°)d'une violation
colossale et flagrante du chapitre I, art. 2 et du chapitre VII en entier;
et 2°)de l'impossibilité de la sanctionner selon les règles. Dans n'importe
quel gouvernement, un ministre démissionne pour moins que cela. En refusant
d'appeler un chat un chat et cette agression sans légitime défense un acte
de banditisme international, le paladin du droit a capitulé.

            Humain trop humain. On pense d'abord à sa réélection, à sa
résidence, à son auréole. On veut passer entre les gouttes. On cherche le
moindre mal. Périssent les principes plutôt que l'administration. La
dépendance financière, la promotion bureaucratique des médiocres,
l'endormissement par la routine... Ces montres molles gardent leur boîtier
bien fermé. Albert Cohen n'est plus là, mais un ambassadeur un jour nous
racontera comment, nous expliquera pourquoi les institutions suprêmes de la
sécurité collective, SDN hier, ONU aujourd'hui, se laissent mourir sans
grandeur, de ravaudage en faux-fuyant, dans la grisaille et la mauvaise foi.
Ces enlisements flous font qu'on ne sait plus très bien (et elles non plus)
si elles sont encore en vie. Là où il n'y a pas de tombeau, ni de
faire-part, le deuil ne peut se faire. C'est malsain pour la reprise.

            La France, l'Allemagne, la Russie, le Mexique, le Chili et
d'autres ont pourtant tenté de redonner au Conseil de sécurité, devenu
depuis 1989 la chambre d'enregistrement des volontés impériales, le rôle
délibératif et décisionnel qui devait être le sien au départ: échange
d'arguments contradictoires, offre de preuves, passage au vote. Cette
parenthèse s'est peut-être refermée en mai 2003 avec la résolution 1483
entérinant la rapine. Les Etats-Unis courent maintenant après le supplétif
ONU, comme s'ils n'avaient pas contribué, sauf en Afrique où il garde
heureusement sa valeur, à faire de l'arbitre insoupçonnable le porte-coton
qui ne trompe personne. C'est pourquoi le protectorat ou l'interposition
onusienne ne semblent pas une alternative réaliste, en Irak du moins, l'ONU
y étant synonyme, aux yeux de la population, d'embargo, d'espionnage
(l'Unscom truffé d'agents de renseignements), d'alibi et de connivence avec
l'occupant. Et de cette délégitimation aussi, qui se retourne à présent
contre elle, l'Administration américaine est largement responsable.

            L'hideuse attaque terroriste contre le siège de Bagdad a encore
plus compromis, malgré les magnifiques efforts de Sergio Vieira de Mello, le
fragile espoir d'une relève sur ces bases. Mettre un faux nez au délit est
une chose banale; mais seul mettra un pied dans le bourbier l'acolyte
voulant-se-faire-bien-voir.
            Il est rassurant de constater que les moyens qui ont permis à
Washington d'accréditer cette guerre sont ceux qui la lui auront fait perdre
in fine: la virtualisation du réel, ou l'ivresse du soft power. La mise en
pli idéologique de la réalité brute découle des fabuleux moyens de sa mise
en mots et en images. L'excellence atteinte dans les software de la
représentation permet de remplacer la réalité objective du monde extérieur
par l'illusion objectivée d'un monde retaillé sur mesure, comme un film ou
un show.
            Transférer ou infuser sa mentalité nationale aux élites
étrangères, et faire prendre ses vessies domestiques pour des lanternes
mondiales, c'est l'égotisme envahissant des empires depuis trois
millénaires. L'Amérique (où l'on compte trente pays qui ne sont pas
«l'Amérique»), victime de ses prothèses et de sa superstition technologique,
a transformé cette supériorité en infirmité. Retournement de l'avance
technique en handicap culturel, donc politique.

            Prétendre régenter les homoncules étrangers sans prendre d'abord
connaissance de leur langue, leur religion, leur mémoire, en somme de tout
ce qui les rend différents de ce que nous souhaiterions qu'ils fussent,
c'est se priver des moyens de sa fin. On perquisitionne avec des chiens dans
les maisons musulmanes, on ouvre des cinémas pour films X, et l'un des
principaux responsables des universités du plus vieux pays du monde est un
lieutenant-colonel de l'US Army. C'est le malheur des souverainetés
omnipotentes que cet autoaveuglement, qui permute les places du barbare et
du civilisé. L'incapacité à reconnaître l'altérité de l'autre classé en bon
et méchant et transformé en cible pour vidéo-game débouche, quand on se
retrouve à pied d'ouvre, sur de mauvaises surprises.

            On ne fait pas la réalité parce qu'on fait l'actualité. Le
dominant est maître de l'instant parce qu'il a le pouvoir d'orienter
projecteurs, micros et objectifs sur tel ou tel lieu, problème ou
personnage. Le réel, c'est ce qui arrive après le départ des caméras et des
claviers. Le dominé prend son temps, qui joue pour lui. Tous les news du
monde nous ont transmis les images de fête dans Kaboul libérée, les femmes
afghanes dévoilées, la victoire posthume de Massoud, la tolérance retrouvée.
Ces quinze jours de bonheur médiatique, c'est la victoire inaugurale des
Etats-Unis d'Amérique. Mais quand les faits deviennent ensuite désagréables,
l'Empire ramène les reporters à la maison. Personne ne voit de nouveau les
Afghanes en burka, les talibans partout ni les 3 000 tonnes d'opium
récoltées par les héritiers de Massoud filer vers l'ouest. Ce noir pas de
photos en couv' ni d'intellos pour la légende, c'est leur défaite finale.

            On s'habitue au temps du mépris. Nos chancelleries lui ont donné
un nom pudique: l'unilatéralisme maladie infantile des empires à l'autisme
immémorial. Le mépris ne paye pas, sur la durée, mais comment, dans
l'immédiat, faire entendre réalité à des sourds qui peuvent gager leurs
billevesées sur une formidable encaisse de dollars, de brevets, d'armements,
et d'un patriotisme enviable? A la puissance, on ne peut opposer aucun
argument sauf une autre puissance, contrepoids coûteux dont l'Union
européenne, hormis deux ou trois pays, ligotés par leurs voisins, ne veut
plus s'embarrasser. Rome décide donc pour les Grecs. Ne les a-t-elle pas
libérés de l'oppression macédonienne? N'a-t-elle pas forcé le féroce
Philippe V à lâcher prise sur Rhodes, Athènes et Pergame? Le camp romain
n'est-il pas celui de la liberté? La Ligue achéenne attend donc les
décisions du Sénat, en le suppliant d'envoyer quelques légions en Grèce
même, pour faire cesser les troubles sur ses pourtours balkaniques. Rome est
une puissance hellénique, disait Polybe. «Les Etats-Unis sont une puissance
européenne», dit Richard Holbrooke. Et le Sénat s'y entend pour dresser la
nouvelle Grèce contre la vieille, les cités inconditionnelles contre les
plus insolentes, qui oublieraient ce qu'elles doivent à leur protecteur.

            C'était au IIe siècle avant J.-C. Les procédés de la sujétion
n'ont guère changé. Ni la servitude volontaire. Et quand la France eut les
moyens d'être «la nation indispensable», elle fut aussi suicidaire et
sourde, aussi cultivée et butée, aussi doctrinaire et peu imaginative que
l'actuel tenant du titre. Les exercices de la puissance sont anonymes, et
ses lois, universelles. Nul canton n'en a l'exclusivité. La planète ayant
horreur du vide, l'Amérique a pris le relais. Avant-hier, c'était Rome.
Demain, ce sera la Chine. C'est pourquoi l'homme libre n'est pas
antiaméricain, mais anti-impérial. Il refuse le métronome cosmique, et de
marcher au pas. Il sait bien qu'il faut sauver les soldats Faulkner, Orson
Welles et Dylan. Mais il rit quand on vilipende «l'antiaméricanisme
primaire» pour mieux s'intégrer au New World Order avec bonne conscience,
lequel sait récompenser les siens, en argent, prestige, autorité et
influence. Scénario classique. Chacun son tour.

            Avec ses proconsuls et ses porte-avions, l'Amérique rapace et
généreuse revit le temps des colonisateurs imbus de leur supériorité,
pénétrés de leur mission libératrice, et comptant bien se payer sur la bête.
Nous avons construit des routes; eux, des aéroports. Apporté des livres et
des écoles, eux des vidéocassettes. Nous, des missions catholiques
désargentées, eux des sectes évangéliques dispendieuses. Et les bourses
Rockefeller pour les enfants d'archevêque sont plus compétitives. Mais
quand, dans un siècle d'ici, nos amis américains revenus à la raison se
retourneront sur la «prise de Bagdad», main basse sur les derricks, ce sera
sans doute avec le même regard, entre incrédule et gêné, que nous Français,
sur la prise de Tunis ou bien de Hué, main basse sur les bonnes terres et
les charbonnages. Historia non facit saltus.
            Une certaine sagesse historique, cette longue patience, doit
nous rendre indulgents, non aveugles et encore moins complices.

            * Philosophe, écrivain.











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