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1) Américains, si vous saviez - #1 2) Américains, si vous saviez - #2 ========================== 1) http://www.lefigaro.fr/debats/20030905.FIG0132.html INTERNATIONAl Alors que les Etats-Unis piétinent en Irak, le philosophe solde les comptes de l'après-11 septembre Américains, si vous saviez Par Régis Debray [05 septembre 2003] Ingrats, lâches, intéressés, naïfs, mesquins les Frenchies? Tant que vous voulez, mais perspicaces. Côté Bagdad, si on va aux résultats, comme disent les militaires, il appert que Paris avait meilleure vue que Washington. Dans le New York Times (23 février 2003), je m'étais permis de signaler, rien qu'en lisant les journaux à la lumière des manuels d'histoire, que la guerre américaine allait «provoquer le chaos au lieu de l'ordre, et la haine au lieu de la reconnaissance», tout en donnant «aux partisans de Ben Laden une formidable deuxième chance». C'était avant la «victoire», et ces sombres pronostics furent alors jugés «idéologiques» par maints lecteurs désolés. Cruauté des effets pervers, y compris religieux: au nom du Dieu de la Bible, donner plein pouvoir au Coran, et précipiter l'éradication des chrétiens sur place. Je ne mets aucune joie mauvaise à constater que mes censeurs new-yorkais étaient dans les nuages, et que la vieille Europe avait les pieds sur terre. On doit saluer la retenue de M. Chirac et M. de Villepin qui, effaçant jusqu'au souvenir des insultes subies, n'ont que des mots de compassion et de solidarité pour leurs alliés dans la peine, alors qu'il ne leur arrive rien d'autre que ce qu'ils leur avaient loyalement annoncé. Un archéo-gaullien mal informé, comme le signataire, n'est pas tenu aux euphémismes de la pudeur transatlantique. «Quand on dit ce qui est, remarquait de Gaulle un jour, on fait scandale. Si on dit que l'Angleterre est une île, personne n'en revient. Si on dit que l'Otan a un commandant américain, tout le monde est choqué.» Dire crûment la réalité crue est un exercice réservé aux irresponsables, toujours ingrat mais jamais inutile. Les Etats-Unis semblent s'être mis en Irak dans une «lose-lose situation». La question va être pour eux de choisir entre une débâcle historique, s'ils s'accrochent, et un revers temporaire, s'ils décrochent. «Nous ne pouvons demain quitter l'Irak avant qu'il ne soit stabilisé», dit un ancien officier de la CIA. Or maintenir l'Irak sous une occupation étrangère prolongée, c'est le déstabiliser toujours plus. Il y aura, sans doute, après le départ de l'envahisseur (escorté, espérons-le, de ses auxiliaires indigènes), une guerre civile, accélérant le démembrement national, débouchant sur un régime intégriste, hélas obscurantiste, qui fera regretter, à certains, l'ère Saddam. Mais en ce cas, si les Anglo-Saxons n'auront pas refait l'Irak de leurs rêves, celui d'avant la nationalisation du pétrole de 1968, du moins auront-ils rempli une partie de leur programme : soulager Israël, pour dix ans au moins, de sa principale menace extérieure. Retirer les troupes d'Arabie saoudite. Affaiblir, en le morcelant, un Etat fort et qui, avec ou sans dictature, possède les ressources humaines et économiques de l'influence. Et s'assurer un accès privilégié à l'or noir, le clergé chiite payant ainsi sa dette de reconnaissance. Ce n'est pas rien. Et ils reviendront dans le pays vingt ans plus tard, comme au Vietnam, avec Bill Gates, des McDo et du blé - les vrais moyens de circonvenir. On peut prévoir, en revanche, s'ils s'obstinent, une escalade à caractère terroriste et multiforme, grignotant leurs forces et aggravant les fissures ethniques et confessionnelles. Bien sûr, la capture ou l'élimination de Saddam donnera à CNN et à Fox News quelques jours de joie, bientôt oubliés. On amènera des renforts, fidjiens et norvégiens inclus. On parlera de dernier quart d'heure et d'ultimes soubresauts. On inspirera un coup d'Etat ou des émeutes à Téhéran (terrain plus favorable à l'Occident que l'Irak), mais avec de fâcheux contrecoups du côté de Nadjaf, transformé en base de repli d'ayatollahs vengeurs. On s'accrochera à «l'Irak utile». On s'enterrera dans des bastions dits inexpugnables. Mais alors le mouvement bring the boys home fera tache d'huile aux Etats-Unis mêmes (les morts se comptant en centaines). Et une nouvelle Administration démocrate prendra la sage décision d'arrêter l'hémorragie alors que les intérêts vitaux des Etats-Unis ne sont pas en cause. Que de vies gâchées entre-temps. En somme de la casse dans les deux cas, mais la politique n'est-elle pas l'art du moindre inconvénient ? Les clichés «néo-cons» opposent les courageux sans illusions d'une Amérique-Mars aux belles âmes démissionnaires d'une Europe-Vénus. Aux premiers, le dur principe de réalité ; aux seconds, le prêchi-prêcha à bon compte. Cette distribution des rôles relève de l'autosuggestion impériale : ce n'est pas un diagnostic, c'est un symptôme de plus. La direction américaine rêve le monde, au point que cette Alice au pays des horreurs, qui peine à sortir du miroir, prend ses délires intellectuels pour des outils opérationnels. Trois maîtres mots notamment la piègent, fausses évidences en forme de chausse-trape. Le terrorisme, d'abord. Un grand pays a toujours besoin d'un grand ennemi. Problème : il y a des modalités d'actions terroristes, mais le terrorisme n'existe pas. Un adverbe pris pour un substantif, c'est une guerre de Cent Ans, interminable car sans armistice ni capitulation possible, où l'Empire, enfilant des gants de boxe contre une volée de mouches, va user ses forces dans un combat toujours recommencé contre everybody et nobody. L'Amérique post-11 septembre sait pourquoi elle est en guerre ; elle s'inquiète de son comment (avec ou sans l'ONU), mais pour le à qui ? semble s'en remettre au modèle Maffia. Le supersyndicat mondial du crime n'existe qu'au cinéma. «La mise en oeuvre d'une violence extrême au détriment de populations désarmées hors de tout contexte de guerre déclarée» (définition légale), c'est une tactique de circonstance, un mode d'opération, qui recouvre tout et son contraire. L'annonce de l'oppression, en démocratie, et la volonté de libération, quand les urnes se ferment. Le tueur corse et le résistant français, algérien, israélien (attentat du King David, 80 morts, et contre le médiateur des Nations unies, le comte Bernadotte, en 1948). Les Américains n'ayant jamais été occupés, on peut concevoir que le mot Résistance leur évoque d'abord celle des matériaux. Qu'un général américain s'indigne de ce que ses hommes soient pris en traîtres dans les rues de Bagdad par des ombres sans uniforme ni signe distinctif, laxisme contraire au droit de la guerre, prouve que M. Rumsfeld n'avait pas tort, en un sens : la «vieille Europe», avec d'autres souvenirs, chausse d'autres lunettes. «Ce qui est simple est faux, notait Valéry, mais ce qui ne l'est pas est inutilisable.» L'auteur de ces lignes s'est vu confisquer son passeport à Boston par la police des frontières, et bientôt renvoyé en France, parce qu'il figurait sur une liste de suspects (avant le 11 septembre). Comme l'idéologie fut l'idée de mon adversaire, le terrorisme sera donc la violence de mon dissident. Les substantifs sont nos domestiques, disait Alice, ils signifient selon les ordres que je leur donne. Signe que «le terrorisme international» n'est pas un sujet, encore moins un projet de société : connaît-on un Etat, un idéal, un parti, un «manifeste terroriste», comme il y eut un manifeste communiste et une doctrine fasciste ? Même si un vaste complot rassure plus les esprits qu'un vaste désordre, l'exorcisme magico-religieux d'actes insupportables par un fourre-tout opaque condamne à une croisade en forme de course au furet. La vitalité des empires exige des guerres périodiques, mais confondre sorcellerie et stratégie ne mène à rien de bon. Démocratie, deuxième mot-valise. Ultrasouverainiste, l'hypernation américaine se réserve un droit exclusif au patriotisme, mais n'entend exporter que la «démocratie» là et quand cela lui convient. Violer la démocratie internationale (ou ce qui pourrait s'en rapprocher) n'est pas la meilleure façon de l'accréditer aux antipodes de chez soi. Qu'est-ce qu'une nation ? Ce qui fait qu'un peuple résiste à la force. Démocratie est l'équivalent contemporain du vieux civilisation, celle qu'apportaient aux arriérés les colonialismes européens du XIXe siècle, dont on a oublié le caractère profondément humanitaire (pas plus qu'on ne voit le colonial dans l'humanitaire du jour). Il s'agissait, déjà, de voler au secours des opprimés contre les tyranneaux, l'esclavage et les fanatismes (en 1900). Depuis Athènes et Rome, la démocratie au-dedans (fût-elle oligarchique), n'a jamais empêché l'exaction ni la traite au-dehors. Ni le bagne pour les récalcitrants (Poulo-Condore) ni le napalm pour les dissidents (Aurès). Le Japon, Hiroshima aidant, et sous l'aile astucieuse de MacArthur, a fait exception, mais une démocratie parlementaire montée sur missiles est en général mal accueillie. On ne peut concevoir la liberté d'un peuple sans son indépendance. Rendre, là où elle n'a pas de racines historiques, la démocratie synonyme de sujétion, c'est lui faire grand tort. Parce que c'est oublier la légitimité, condition de toute crédibilité politique. Au reste, le «one man one vote» n'est pas au Proche et Moyen-Orient de l'intérêt des Etats-Unis. S'ils pouvaient demain, d'un coup de baguette magique, démocratiser l'Irak, ils devraient faire leurs valises le surlendemain. Puisque, dans cette région, comme disait un ancien ministre israélien des Affaires étrangères, l'alternative n'est pas entre démocratie et dictature mais entre dictatures laïques et démocraties islamistes. C'est bien pourquoi les Etats-Unis ont épaulé Saddam contre Khomeyni. Le personnage était déjà très peu convenable ? Le Chah d'Iran, Soharto, Assad, Kabila, le roi Fahd l'étaient-ils plus ? Sans parler des Duvalier, Pinochet, Videla, Trujillo, etc., mis en selle par l'Oncle Sam, qui n'a eu de cesse, dans son backyard, de renverser les régimes issus des urnes. L'anniversaire du 11 septembre new-yorkais doit-il raturer celui du 11 septembre à Santiago ? Il faut habiter soit le Café de Flore, soit Prague ou Varsovie, ces lieux où l'on voit encore plus qu'ailleurs midi à sa montre, pour assimiler, à l'échelle planétaire, le défi démocratique à la bannière étoilée. Troisième source d'hyp nose : les armes de destruction massive. Le 11 septembre, ce sont 20 hommes avec des canifs et des Boeing. Le Pentagone se préparait au cyberterrorisme ; ce fut le cutter. Ce sera demain la balle de fusil (personne ne court plus vite), l'obus de mortier ou le pain de TNT. Les basses technologies frappent le fort. Les hautes frappent les faibles, qui n'en ont pas. Entre rogue nuclear States, joue bon an mal an la dissuasion (avec la Corée du Nord, l'Amérique négocie courtoisement). C'est de l'archaïque et de l'artisanal dont le pays le mieux armé de monde - 5% de la population, 50% du total des dépenses militaires - devrait se méfier. Comment dès lors expliquer que la Grande Guerre contre la Terreur s'acharne sur les laboratoires du docteur Mabuse ? On pense d'abord à l'illusion technologique, normale chez un peuple d'ingénieurs. Les Etats-Unis pensent armes et non hommes ; dispositifs visibles et non dispositions intérieures (la croyance au paradis est indétectable à l'infrarouge) ; engins et non mystique. L'alliage des deux est certes déflagrant, mais le détonateur, c'est la croyance. Un candide illuminé sorti d'une medersa fondamentaliste est plus dangereux pour l'ordre public qu'un Etat repérable sur une carte et muni de ces armes illégales dont les Etats-Unis possèdent au demeurant la gamme complète (nucléaire, chimique et bactériologique). Même s'ils refusent tout contrôle international (les traités contraignant tout le monde sauf eux). On ne peut non plus sous-estimer le décloisonnement géographique des zones d'intervention légitime. Puisque n'importe quel désert, n'importe quelle jungle peut abriter une fabrique d'armes terrifiantes, le Leader doit avoir l'oeil à tout pour être tranquille chez soi. Toute attaque aux antipodes devient un acte d'autodéfense. On peut être de ce fait néoisolationniste et omni-interventionniste puisque les lignes de défense de Los Angeles et Chicago se situent dorénavant en Afrique noire, en mer Rouge, et pourquoi pas, demain, au cap Horn. Global Challenge, global response. L'escalade à la guerre totale et immédiate n'est pas la meilleure façon de ramener à la raison les Etats qui financent le pire. Voir hier l'Iran et la Syrie. La guerre préventive en Irak n'avait rien à prévenir, internationalement, l'ONU remplissant sa mission technique. C'est même parce que les inspecteurs faisaient trop bien leur travail, et non parce qu'ils ne le faisaient pas assez bien, que l'Administration Bush a précipité le mouvement. Elle ne pouvait se priver du seul motif émotionnel et populaire (45 minutes pour frapper Big Ben) qui rendait acceptable ce rodéo high-tech. Aurait-on mis pied au sol si le pire avait été à craindre ? Hussein est Hitler, et, si Hitler avait eu, en 1945, la bombe A ou l'anthrax, qui doute qu'il s'en serait servi ? Nos moralistes critiquent à l'envi les mensonges, distorsions et exagérations de nos maîtres planificateurs. La maestria dont quelques spin-doctors ont fait preuve pour donner à moudre à la communauté internationale un grain inexistant devrait plutôt susciter l'admiration technique. Tout pays, tout homme, tout animal allant jusqu'au bout de son pouvoir, comment reprocher à ceux qui en ont la capacité matérielle de transformer leur urgence militaire propre dans l'urgence morale numéro un de l'humanité tout entière ? Les médias font où le maître des agendas leur dit de faire. A qui la faute ? Platon reconnaissait le droit de mentir à seulement deux catégories socioprofessionnelles : les médecins et les hommes d'Etat. Le coup de l'attaque pour se défendre est aussi vieux que les guerres du Péloponnèse. Business as usual. Sans doute fut-il assez piquant de voir nos journaux télévisés s'ouvrir un soir sur une terrifiante découverte - cinq missiles irakiens dépassant de 20 kilomètres une portée autorisée à 150 -, qui avait bien de quoi indigner ceux qui au même moment déployaient des centaines de missiles de 5 000 kilomètres de portée, en avance de trois générations technologiques sur les précédents. Mais tel est le jeu. Les Etats-Unis sont le seul pays au monde qui a utilisé divers genres d'armes non conventionnelles : le nucléaire en 1945, le chimique de 1961 à 1971, avec l'agent orange (qui tue encore), épandu sur le Vietnam et certaines régions du Cambodge (Operation Ranch Hand), l'ypérite dans le Golfe, en 1987, et l'uranium appauvri au Kosovo, en 1999. Les documents se trouvent à l'Institut de recherches sur le désarmement des Nations unies. Sans doute doivent-ils à cet entrain historique (dont furent victimes maints anciens combattants américains) une sensibilité particulière au problème. C'est un service qu'ils nous rendent car en général les traumatismes inscrits dans la mémoire de l'humanité sont ceux des nations dominantes, alors que les blessures collectives des dominés s'effacent avec eux. Nos amis britanniques, pour l'accusation chimique, ont malgré tout raison de ne pas trop insister : ils sont venus à bout des insurrections populaires de 1920 en Irak, grâce au gaz moutarde (10 000 morts). ------------------- 2) http://www.lefigaro.fr/debats/20030905.FIG0248.html Débats & Opinions INTERNATIONAL Face au piétinement de la stratégie américaine en Irak, le philosophe solde les comptes de l'après-11 septembre Américains, si vous saviez (2) Par Régis Debray PAR REGIS DEBRAY * [06 septembre 2003] En honneur à la vérité, reconnaissons que, nous, Européens, avons partie liée avec un mot mirobolant: «le droit international». Pas d'usage de la force sans autorisation du Conseil de sécurité: l'idée est belle et bonne. Défendons-la. Le malheur, c'est que l'institution qui incarne ce droit et les hommes qui incarnent cette institution ne sont pas à sa hauteur. Trop de renoncements, de forfaitures, ont fait perdre à l'ONU son aura, sa neutralité, en sorte qu'il est devenu aventureux de faire fond sur un édifice en carton-pâte, malgré les âmes valeureuses et les excellents experts qu'il abrite. L'organisation aurait pu garder une certaine prestance si M. Kofi Annan avait démissionné de son mandat après une telle gifle. Si leur secrétaire général attachait en effet le moindre sérieux à la charte des Nations unies, il aurait dû prendre acte sobrement: 1°)d'une violation colossale et flagrante du chapitre I, art. 2 et du chapitre VII en entier; et 2°)de l'impossibilité de la sanctionner selon les règles. Dans n'importe quel gouvernement, un ministre démissionne pour moins que cela. En refusant d'appeler un chat un chat et cette agression sans légitime défense un acte de banditisme international, le paladin du droit a capitulé. Humain trop humain. On pense d'abord à sa réélection, à sa résidence, à son auréole. On veut passer entre les gouttes. On cherche le moindre mal. Périssent les principes plutôt que l'administration. La dépendance financière, la promotion bureaucratique des médiocres, l'endormissement par la routine... Ces montres molles gardent leur boîtier bien fermé. Albert Cohen n'est plus là, mais un ambassadeur un jour nous racontera comment, nous expliquera pourquoi les institutions suprêmes de la sécurité collective, SDN hier, ONU aujourd'hui, se laissent mourir sans grandeur, de ravaudage en faux-fuyant, dans la grisaille et la mauvaise foi. Ces enlisements flous font qu'on ne sait plus très bien (et elles non plus) si elles sont encore en vie. Là où il n'y a pas de tombeau, ni de faire-part, le deuil ne peut se faire. C'est malsain pour la reprise. La France, l'Allemagne, la Russie, le Mexique, le Chili et d'autres ont pourtant tenté de redonner au Conseil de sécurité, devenu depuis 1989 la chambre d'enregistrement des volontés impériales, le rôle délibératif et décisionnel qui devait être le sien au départ: échange d'arguments contradictoires, offre de preuves, passage au vote. Cette parenthèse s'est peut-être refermée en mai 2003 avec la résolution 1483 entérinant la rapine. Les Etats-Unis courent maintenant après le supplétif ONU, comme s'ils n'avaient pas contribué, sauf en Afrique où il garde heureusement sa valeur, à faire de l'arbitre insoupçonnable le porte-coton qui ne trompe personne. C'est pourquoi le protectorat ou l'interposition onusienne ne semblent pas une alternative réaliste, en Irak du moins, l'ONU y étant synonyme, aux yeux de la population, d'embargo, d'espionnage (l'Unscom truffé d'agents de renseignements), d'alibi et de connivence avec l'occupant. Et de cette délégitimation aussi, qui se retourne à présent contre elle, l'Administration américaine est largement responsable. L'hideuse attaque terroriste contre le siège de Bagdad a encore plus compromis, malgré les magnifiques efforts de Sergio Vieira de Mello, le fragile espoir d'une relève sur ces bases. Mettre un faux nez au délit est une chose banale; mais seul mettra un pied dans le bourbier l'acolyte voulant-se-faire-bien-voir. Il est rassurant de constater que les moyens qui ont permis à Washington d'accréditer cette guerre sont ceux qui la lui auront fait perdre in fine: la virtualisation du réel, ou l'ivresse du soft power. La mise en pli idéologique de la réalité brute découle des fabuleux moyens de sa mise en mots et en images. L'excellence atteinte dans les software de la représentation permet de remplacer la réalité objective du monde extérieur par l'illusion objectivée d'un monde retaillé sur mesure, comme un film ou un show. Transférer ou infuser sa mentalité nationale aux élites étrangères, et faire prendre ses vessies domestiques pour des lanternes mondiales, c'est l'égotisme envahissant des empires depuis trois millénaires. L'Amérique (où l'on compte trente pays qui ne sont pas «l'Amérique»), victime de ses prothèses et de sa superstition technologique, a transformé cette supériorité en infirmité. Retournement de l'avance technique en handicap culturel, donc politique. Prétendre régenter les homoncules étrangers sans prendre d'abord connaissance de leur langue, leur religion, leur mémoire, en somme de tout ce qui les rend différents de ce que nous souhaiterions qu'ils fussent, c'est se priver des moyens de sa fin. On perquisitionne avec des chiens dans les maisons musulmanes, on ouvre des cinémas pour films X, et l'un des principaux responsables des universités du plus vieux pays du monde est un lieutenant-colonel de l'US Army. C'est le malheur des souverainetés omnipotentes que cet autoaveuglement, qui permute les places du barbare et du civilisé. L'incapacité à reconnaître l'altérité de l'autre classé en bon et méchant et transformé en cible pour vidéo-game débouche, quand on se retrouve à pied d'ouvre, sur de mauvaises surprises. On ne fait pas la réalité parce qu'on fait l'actualité. Le dominant est maître de l'instant parce qu'il a le pouvoir d'orienter projecteurs, micros et objectifs sur tel ou tel lieu, problème ou personnage. Le réel, c'est ce qui arrive après le départ des caméras et des claviers. Le dominé prend son temps, qui joue pour lui. Tous les news du monde nous ont transmis les images de fête dans Kaboul libérée, les femmes afghanes dévoilées, la victoire posthume de Massoud, la tolérance retrouvée. Ces quinze jours de bonheur médiatique, c'est la victoire inaugurale des Etats-Unis d'Amérique. Mais quand les faits deviennent ensuite désagréables, l'Empire ramène les reporters à la maison. Personne ne voit de nouveau les Afghanes en burka, les talibans partout ni les 3 000 tonnes d'opium récoltées par les héritiers de Massoud filer vers l'ouest. Ce noir pas de photos en couv' ni d'intellos pour la légende, c'est leur défaite finale. On s'habitue au temps du mépris. Nos chancelleries lui ont donné un nom pudique: l'unilatéralisme maladie infantile des empires à l'autisme immémorial. Le mépris ne paye pas, sur la durée, mais comment, dans l'immédiat, faire entendre réalité à des sourds qui peuvent gager leurs billevesées sur une formidable encaisse de dollars, de brevets, d'armements, et d'un patriotisme enviable? A la puissance, on ne peut opposer aucun argument sauf une autre puissance, contrepoids coûteux dont l'Union européenne, hormis deux ou trois pays, ligotés par leurs voisins, ne veut plus s'embarrasser. Rome décide donc pour les Grecs. Ne les a-t-elle pas libérés de l'oppression macédonienne? N'a-t-elle pas forcé le féroce Philippe V à lâcher prise sur Rhodes, Athènes et Pergame? Le camp romain n'est-il pas celui de la liberté? La Ligue achéenne attend donc les décisions du Sénat, en le suppliant d'envoyer quelques légions en Grèce même, pour faire cesser les troubles sur ses pourtours balkaniques. Rome est une puissance hellénique, disait Polybe. «Les Etats-Unis sont une puissance européenne», dit Richard Holbrooke. Et le Sénat s'y entend pour dresser la nouvelle Grèce contre la vieille, les cités inconditionnelles contre les plus insolentes, qui oublieraient ce qu'elles doivent à leur protecteur. C'était au IIe siècle avant J.-C. Les procédés de la sujétion n'ont guère changé. Ni la servitude volontaire. Et quand la France eut les moyens d'être «la nation indispensable», elle fut aussi suicidaire et sourde, aussi cultivée et butée, aussi doctrinaire et peu imaginative que l'actuel tenant du titre. Les exercices de la puissance sont anonymes, et ses lois, universelles. Nul canton n'en a l'exclusivité. La planète ayant horreur du vide, l'Amérique a pris le relais. Avant-hier, c'était Rome. Demain, ce sera la Chine. C'est pourquoi l'homme libre n'est pas antiaméricain, mais anti-impérial. Il refuse le métronome cosmique, et de marcher au pas. Il sait bien qu'il faut sauver les soldats Faulkner, Orson Welles et Dylan. Mais il rit quand on vilipende «l'antiaméricanisme primaire» pour mieux s'intégrer au New World Order avec bonne conscience, lequel sait récompenser les siens, en argent, prestige, autorité et influence. Scénario classique. Chacun son tour. Avec ses proconsuls et ses porte-avions, l'Amérique rapace et généreuse revit le temps des colonisateurs imbus de leur supériorité, pénétrés de leur mission libératrice, et comptant bien se payer sur la bête. Nous avons construit des routes; eux, des aéroports. Apporté des livres et des écoles, eux des vidéocassettes. Nous, des missions catholiques désargentées, eux des sectes évangéliques dispendieuses. Et les bourses Rockefeller pour les enfants d'archevêque sont plus compétitives. Mais quand, dans un siècle d'ici, nos amis américains revenus à la raison se retourneront sur la «prise de Bagdad», main basse sur les derricks, ce sera sans doute avec le même regard, entre incrédule et gêné, que nous Français, sur la prise de Tunis ou bien de Hué, main basse sur les bonnes terres et les charbonnages. Historia non facit saltus. Une certaine sagesse historique, cette longue patience, doit nous rendre indulgents, non aveugles et encore moins complices. * Philosophe, écrivain. 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